Des chiens dans la glaise
Je
suis dans le bain. Il aura fallu une journée, moins peut-être, pour
retrouver mes repères et relancer la machine. L'arrivée, de bon matin,
le café, pris à la machine qui, joie, fonctionnait (le café n'est pas
bon vomi de cet engin, mais il fait partie du rituel « bonne
journée » et j'enrage de parfois devoir m'en passer) les clopes,
prises dans le paquet de Marlboro, les dernières, les dizaines de
« bonne année » ou « meilleurs vux ». Il est
d'ailleurs frappant de constater combien les gens se forcent pour
sacrifier à cette tradition. La plupart du temps, la formule est
associé à un visage fermée, une moue ennuyée. Je fais partie de ces
gens, en murmurant un « boaé » peu convaincant. Et pourtant,
nul n'ose déroger à cette coutume, de peur de passer pour un ours mal
léché. Pareil pour moi. Je me dis qu'allons, il faut faire des efforts,
que je côtoie mes collègues quotidiennement, que cela n'engage à rien,
que c'est une manière finalement assez simple de montrer son
appartenance au groupe. Je suis loin d'être le seul. Nous aurions été
nombreux à « oublier » de souhaiter la bonne année si la peur
ou le manque d'envie de blesser ceux pour qui ces gestes comptent avait
été moins forte. A moins que ce ne soit notre conditionnement aux
convenances. Vers midi, tout le monde en avait quand même ras-le-bol de
dire toujours la même phrase et il a été tacitement convenu de cesser la mascarade.
Les
élèves. Je les ai retrouvé sans réel plaisir mais sans ennui. Fidèles à
eux-mêmes. Les vacances ne les ont pas changés. Plutôt tranquilles,
c'est vrai que ce n'est pas toujours le cas. Aucune conversation n'a
tourné autour du tsunami ou de ses victimes. Ils ne doivent pas
regarder la télévision ou écouter la radio. Ou alors, ils n'en ont rien
à faire. Je n'étais pas au courant des consignes de l'éducation
nationale, enjoignant les enseignants à aborder le sujet en cours, je
n'en ai pas parlé. A ce propos, il ne me semble pas avoir écrit une
seule phrase là-dessus dans mon journal. A vrai dire, je n'en pense
rien. Emu par le nombre de victimes, mon intérêt s'arrête là. Il est
facile de s'émouvoir dans ces cas là mais que représente vraiment cette
émotion ? Je ne me suis pas senti solidaire de ces gens. J'ai
compatis, un peu, j'ai regretté ce qui est arrivé. j'ai pensé et me
suis réjoui un instant, stupidement, qu'au moins cette catastrophe
n'était pas imputable à la folie des hommes mais à la nature. J'ai
pensé que peut-être, si les dons récoltés pour venir en aide aux
survivants avaient été versés avant, il aurait été possible de
construire des remparts et de se prémunir quelque peu contre les
éléments naturels, épargnant ainsi des vies humaines et puis je me suis
dit que non, que mon raisonnement s'assimile à un « on aurait
pu » débile. Je crois que j'ai surtout du mal à concevoir la mort
de plus cent mille personnes en un instant. C'est trop pour mon cerveau
étriqué.
Je
n'ai pas parlé du tsunami avec mes élèves, ni avec mes collègues
d'ailleurs, ils n'en ont pas parlé entre eux. Ils ont parlé cul,
voiture, filles, alcool, jeux vidéo et un peu cul aussi. Des
conversations bouleversantes d'ennui dont je n'ai pas eu envie de me
mêler. J'ai laissé le temps passer, à m'occuper comme je le pouvais,
allant de l'un à l'autre pour leur enseigner des choses (c'est mon job
après tout) pour les motiver ou les engueuler (on ne se refait pas)
Le
rituel du midi a été respecté, le cocktail cantine, café, belote, avec
une interruption désagréable mais obligatoire, sortir du lycée pour
acheter des clopes.
L'après-midi, identique à la matinée. Soporifique.
Vite, rentrer chez moi.
Corriger
des copies, dans l'urgence (elles sont restées dans mon sac pendant
toutes les vacances, je n'ai pas osé y toucher, j'ai oublié) Remplir
des bulletins. Faire mon sac pour aujourd'hui. La routine qui se remet
en place, sans heurt ni violence, bien huilée.