Vernissage
Je me demande à quoi ressemblerait la vie d'un être qui, jamais, n'aurait
un seul regret. L'hypothèse me semble un peu trop invraisemblable pour
y accorder foi, mais rien ne m'empêche de me poser la question. La vie
serait-elle plus belle ainsi ? Vraisemblablement. Cela
signifierait aussi que chaque besoin, chaque désir trouve sa réponse,
dans un délai relativement court, afin que la lassitude n'engendre pas
le regret. Je crois que de chaque désir assouvi, en naît un autre, plus
intense, plus improbable à réaliser, et donc de l'être, qu'il soit en
progression constante, gagnant de l'intensité et de la force. Non,
décidément, cette hypothèse n'est guère valable. Je préfère
l'abandonner.
Par
contre, je sais que chacun cherche à éviter l'apparition de ces
regrets, qui peuvent parfois aller jusqu'à miner notre existence (comme
quand j'ai voulu rencontrer Philippe Sollers, par deux fois, et qu'il
n'est jamais venu, que de regrets ! De quoi vous pourrir
l'existence) Prenons un cas concret. Ce soir, par exemple, j'étais
invité à un vernissage. Un collègue m'avait dit : « passe, on
boira des verres et quand il n'y en aura plus, on continuera chez
moi. » Bon, présenté comme ça, on voit combien flatteuse est ma
réputation auprès de mes collègues, mais c'était gentil de sa part,
alors je ne lui ai pas fait remarquer. On peut aussi se demander où est
passé l'art dès qu'il s'agit de vernissage, mais n'étant pas moi-même
très versé en la matière, je me suis abstenu de tout commentaire. Entre
nous, un vernissage, ce n'est bien que pour picoler, parce qu'en
général les uvres ne sont pas terribles (je médis un peu, ça ne mange
pas de pain)
Donc,
me voilà avec mon invitation (qui d'ailleurs n'avait rien d'officielle,
lui même n'allant là-bas que pour boire et retrouver ses vieux potes)
Premier réflexe, refuser. Les vernissages me gavent depuis bien
longtemps déjà, surtout depuis que la qualité du buffet n'est plus ce
qu'elle était, que les artistes chichent les bouteilles mais aussi
parce que j'ai été un peu trop assidu à ces manifestations il y a
quelques années et qu'au bout d'un certain temps, ça suffit. Je ne dis
rien cependant, je ne fais que répondre évasivement, « oui, je
verrai ce soir si je peux venir », qui ne veux rien dire du tout
mais qui a l'avantage d'être tournée positivement, donnant l'air
d'acquiescer alors qu'en fait, pas du tout.
De
retour chez moi, je n'y pensais plus. Puis, en tchatant avec Camille,
l'invitation me revient à l'esprit, alors que je tentais de lui
expliquer que parfois, j'étais invité mais que je refusais par flemme,
et qu'après je regrettais. Je me suis dit que c'était être la situation
idéale pour illustrer mon propos (sauf qu'en fait, je ne sais pas si
j'aurais eu tant de regrets que ça de ne pas y aller, mais bref)
Quelques
minutes de cogitations plus tard, je me décide enfin à y aller. Ce que
je fais, car une fois décidé quelque chose, je devient homme d'action,
battant, que nul obstacle n'arrête. Je prends ma voiture (je compte
boire mais au pire, je peux rentrer à pied, la galerie d'art n'est pas
très loin de chez moi) je démarre, je roule. Une minute trente plus
tard chrono en main, j'arrive et me gare (je fais dans le détail ce
soir) Je descends de la voiture, ferme la portière à clé, remets
celles-ci dans la poche gauche de mon pantalon (j'insiste sur les
détails) contourne mon véhicule et me dirige, sous un crachin froid et
pénétrant, vers les lieux du vernissage, qui se trouvent bien à dix
mètres de ma bagnole. C'est dire si j'ai peu le temps de me mouiller et
que le crachin j'en ai bien rien à faire. Mais c'était pour le réalisme
du récit (j'arrête d'ailleurs, parce que c'est un peu pénible à écrire)
Par
la vitrine de la galerie, j'aperçois mon collègue en contre-bas, un
verre à la main, le visage rouge déjà, bien que je ne sache pas s'il
s'agit de l'alcool ou de la chaleur qui règne dans les murs. Dehors,
une petite foule, compacte, fume des clopes en buvant des gobelets en
plastique qui contiennent un quelconque breuvage.
« Aie ! » me dis-je, « une galerie non-fumeur, me
voilà verni » (à noter le jeu de mot verni/vernissage, excellent)
Je m'applaudis et me fait rire avec ce trait d'esprit incomparable et
en même temps, je bouscule un peu le troupeau pour pénétré dans
l'enceinte de l'exposition.
Elle
se déroule sur deux étages, un rez-de-chaussée et un sous-sol, pour une
superficie égale à environ quarante mètres carré (j'ai peur de me
perdre) Je ne prends pas la peine de regarder ce qui est exposé au
rez-de-chaussée et me dirige immédiatement vers l'escalier (à cinquante
centimètres de l'entrée) En descendant, je manque tomber et maudit
intérieurement ces ouvriers de merde qui ne sont plus capables de
fabriquer des escaliers dans lesquels on peut descendre ou monter sans
risquer de se rompre les os. Je suis un peu de mauvaise foi, c'était la
première fois que cela m'arrivait. Et en plus, c'était peut-être la
faute des carreleurs, ou même de la femme de ménage, si elle a abusé de
cire pour faire briller les marches. J'arrive cependant en bas sans
dommage.
Je
me dirige vers mon collègue, qui tient la permanence près du buffet,
qui contient, à l'heure où j'arrive, deux bouteilles de rouge, vides,
et une bouteille de jus d'orange gazeux, de marque inconnue. Plus
quelques assiettes en plastiques sur lesquelles reposent des
cacahouètes éparses et d'aussi peu nombreux petits gâteaux apéritifs.
Pas de quoi se taper le cul par terre en s'extasiant sur l'abondance
des mets et la profusion des nectars.
Je
le salue, il me présente rapidement ses vieux potes (il me dit :
« des vieux potes » en me les montrant) Je lui dis que, comme
prévu, je viens boire un verre. Et là, miracle, il reste un gobelet de
vin rouge. A la surface, ne flottent que quelques dizaines de morceaux
de liège, provenant sans doute, et espérons-le, du bouchon (sinon, je
ne sais pas ce que c'était) Bon, c'est déjà ça, je ne repartirai pas le
gosier sec.
Je
mate un peu les uvres du sous-sol, qui se limitent à deux écrans de
télévision, sur lesquels passent en boucle des films assez court. J'en
regarde un. Une souris est filmée, elle est attrapée par un chat, qui
joue avec. Chaque mini-scènes est entrecoupée d'écrans noirs, avec un
mot écrit en blanc. J'ai noté : désertion, lapidation,
séparation,
que des mots en « tion ». Bon, c'est amusant
cinq minutes et ça tombe bien, c'est à peu près le temps que dure le
film. J'ai la flemme de regarder l'autre film.
J'échange
quelques phrases avec mon collègue. Une de ses amies arrive, un peu
originale, mais rien ne m'étonne (avec les artistes, il faut s'attendre
à tout au niveau de l'habillement. C'est quand il sont habillés
« normalement » qu'il faut commencer à s'inquiéter) Nous
échangeons deux ou trois paroles, mais franchement, je n'ai rien à lui
dire et je commence à m'ennuyer grave (ça fait bien un quart d'heure
que je suis arrivé) Un chiard est là, qui mériterait des baffes tant il
est horripilant, à crier et à faire chier le monde avec sa putain de
voiture en plastique. Je me tais. Les autres se chargent de dire
combien il est pénible, inutile que j'en rajoute. La mère arrive, un
des amis de mon collègue lui fait la remarque qu'il a de la vitalité
(comprendre : il est saoulant), ce que la mère confirme. Il ajoute
aussi qu'il lui a lancé sa voiture à la figure, ce qui n'est pas vrai
d'ailleurs, mais il espérait sans doute que la mère fiche une baffe au
môme ; c'était tactiquement bien joué. Manque de pot, la mère se
contente de lui dire que ce n'est pas bien, qu'il ne faut pas faire ça.
Enfin, petite consolation, le regard étonné du gamin, regardant l'ami
de mon collègue et lui disant : « mais c'est pas vrai, je
n'ai pas lancé de voiture. » Mais non, je ne suis pas horrible.
Bon,
j'en ai décidément marre de ce vernissage. Le buffet est plus que
lamentable, il est inexistant, et je n'ai pas envie de parler. Je
cherche donc une excuse digne pour m'esbigner. Je trouve. Je dis à mon
collègue : « comme il n'y a rien à boire, je vais fumer une
cigarette dehors. » Et hop, je m'esquive. Moi aussi, je peux être
rusé.
Je
profite de la proximité du Libanais pour aller acheter un shawarma. Je
le mange rapidement. Je me tâte un instant pour savoir si oui ou non,
je rejoins mon collègue et décide qu'en fin de compte non. J'ai ma dose
pour ce soir, je rentre. Toute l'opération vernissage aura bien duré
trois quart d'heure. Mais au moins, je n'ai pas le regret de ne pas y
être allé.
Ah, j'oubliais. J'ai quand même eu la satisfaction de voir une personne manquer tomber dans les escaliers. Ca m'a rassuré sur mon équilibre et en plus, ça m'a fait rire. C'est tellement plus drôle quand ça arrive aux autres.